PIOTR KONCHALOVSKI A PROPOS DE L’OUVRAGE ARTISTIQUE
Les pensees du peintre ont ete enregistrees dans les annees 1930. par V.A. Nikolski et publiees dans le livre de V.A. Nikolski «Piotr Petrovich Konchalovski», М., «Vsekokhudojnik», 1936:
“Les ?uvres de Van Gogh m’ont ouvert les yeux sur ma peinture. J’ai clairement ressenti que je ne pietinais plus sur place comme avant, j’allais de l’avant et je savais quelle devait etre la relation entre un peintre et la nature. Il ne faut ni la copier, ni tenter de lui ressembler, mais y chercher avec perseverance ce qu’il y a de caracteriel, sans meme penser a changer le visible, si c’est ce que demande mon dessein artistique, mon emotion volontaire. Van Gogh m’a appris, comme il le disait lui-meme a « faire ce que tu fais, en t’offrant a la nature », et c’etait une grande joie.
Il me semble que Van Gogh, Cezanne ne se contredisent pas l’un l’autre. Leur ouvrage se precipite a travers un seul et meme cours, ils sont proches face a la nature, car les deux sont les heritiers et le prolongement du grand Monet. En realite, si on analyse comme il faut mes palmiers de 1908 a Saint-Maxime, on y retrouvera pres des elements rappelant incontestablement Van Gogh des « bouts » de Cezanne, car c’est comme ca que j’ai vu ces bouts dans la nature et c’est comme ca que je devais les transmettre. Vous pourrez trouver l’influence de deux de ces maitres par exemple chez Matisse : les elements decoratifs proviennent de Van Gogh, alors que la generalisation, la synthese viennent de Cezanne. Par ailleurs, on peut trouver l’influence de Van Gogh chez Picasso, chez Derenne et bien d’autres peintres. La methode de Cezanne pour comprendre la nature m’est chere. Je l’ai longtemps suivi car c’est tout particulierement les methodes de Cezanne qui donnaient la possibilite de voir la nature sous un angle nouveau, ce a quoi je veux etre fidele…
Durant ces annees j’avais instinctivement senti qu’il n’y aura pas de redemption sans de nouvelles methodes, il sera impossible de trouver le chemin vers l’art vrai. C’est pour cette raison que je me suis accroche a Cezanne, comme un noye attraperait un brin de paille.
Jusqu’a present (jusqu’a mon voyage en Espagne en 1910) je connaissais un Velasquez qui etait faux, italianise, mais dans « Les Fileuses » et d’autres objets du Prado j’ai decouvert un peintre espagnol authentique : non seulement dans les coloris, comme dans le portrait de l’Hermitage du pape Innocent, mais froid, sombre. Quelles magnifiques teintes de bleu ciel, de gris-souris, de noir utilisent les maitres espagnols! Toute l’Espagne a soudain revetu a mes yeux les couleurs de ces vieux peintres. Elles se sont emparees de moi avec une telle force, que lorsque nous nous sommes retrouves a Escurial je suis passe a cote de splendides tapisseries si colorees de Goya sans meme prendre conscience de leur beaute… Ah si seulement je pouvais les revoir, si seulement je pouvais me retrouver maintenant en Espagne !
Au debut j’ai peint «Le combat des taureaux» (1910) avec beaucoup de realisme. Surikov la trouvait extraordinaire par la vitalite qu’elle transmettait, alors que moi je ne l’aimais pas. J’avais envie de voir un taureau plus caracteriel, pas tel que tout le monde le voit, mais primitif, ressemblant a un jouet. J’ai toujours aime l’art populaire. Rappelez-vous ces createurs de jouets de Troitsk, qui ont passe leur vie a ciseler le bois pour en faire un ours avec un moujik et d’autres objets. Avec quelle simplicite et quelle force transmettaient-ils l’essence meme de l’animal et de l’homme, en utilisant pour cela les outils les plus elementaires, en ramenant tout a quelques deux ou trois details caracteristiques. C’est precisement comme ca, «a la moujik», «a la jouet» que j’avais envie de representer mon taureau durant son combat. Je voulais qu’il ait l’air tantot d’un jouet, tantot du «diable» en personne, comme il etait represente au Moyen age dans les narthex des eglises. Et c’est ainsi que je l’ai repeint. Je me souviens que Surikov pensait que j’avais tort, et se rememorait avec tristesse le taureau precedent, alors que je preferais de loin le nouveau.
La nature de la France et de l’Italie est toujours chargee d’air, de transparence, les couleurs y sont souvent presentes la-bas comme dans un brouillard. En Espagne, en revanche, comme je l’ai deja dit, c’est tout le contraire – les couleurs sont extremement simplifiees, le noir et le blanc predominent, comme s’ils saupoudraient de leurs cendres toutes les autres couleurs. Pour moi l’Espagne est un poeme en noir et blanc, c’est comme cela que je l’ai ressentie et comme cela que je me devais de la representer. Durant tout le temps ou je vivais en Espagne, j’etais habite par l’idee de prendre possession de cet art de la couleur synthetique simplifiee. C’est cette meme question que je tentais de resoudre dans le portrait de ma femme et de mes enfants de 1911 (dans « Le portrait de famille »). Deux couleurs y predominent, a l’espagnole : le noir et le blanc. Et independamment de leur presence vigoureuse dans le portrait, le rouge et le vert n’ont qu’un role de soumission, leur tache etant de souligner la resonance des deux notes principales du portrait. Et la peinture chinoise introduite dans le fond, sert d’accompagnement a ces tons primitifs. La encore on retrouve le noir, le gris et les notes repetitives pour le rouge – le rose pour les branchies du poisson et le vert – pour la vague turquoise. Si on regarde de plus pres, ce portrait comporte une certaine sensation de materialisation des objets et les rudiments du constructivisme.
A l’epoque (en 1910 — К. F.) nous etions unis dans ce besoin d’aller a l’assaut de la vieille peinture. Nous avions envie de peinture se rapprochant par le style des fresquistes du Moyen age, nous pensions a Giotto, a Castagno, a Orcagna et aux autres maitres. C’etait pour nous une sorte de periode «de tempete et de ruee», comme lors de l’apparition des romantiques. Nous pensions qu’un theme aborde de maniere aiguisee ne pourra que devenir poignant, et ce quel qu’il soit en realite. Il nous fallait travailler pour arriver a aiguiser la peinture. Mais nous savions egalement que le sujet le plus aiguise etait reduit a neant si la peinture etait mauvaise. Nous pensions alors qu’il nous fallait tout d’abord prendre possession du langage de la peinture et que tout sera magnifique – quoique le peintre ne peigne, tout sera bien. Dans un vrai chef-d’?uvre de peinture le «quoi» et le «comment» sont bien evidemment indissociablement entrelaces. La conception, l’idee de l’objet doivent souffler au peintre la maniere doit il doit les realiser.
En fondant le «Valet de Carreau» notre groupe ne pensait pas du tout a «epater» le bourgeois, comme on le dirait aujourd’hui. A l’epoque nous ne pensions qu’a la peinture et a la resolution de nos questions artistiques. « L’Ideologie » est venue plus tard, lorsque dans les annees 1912—1913, apres la scission, «Valet de Carreau» a commence a organiser des debats dans le Musee polytechnique et que nous avons ete rejoints par les futuristes. Le fait etait que lors de la creation meme du «Valet de Carreau» nous n’avions pas tous la meme approche de l’art. Les talents artistiques brillants de Larionov et de Goncharova en faisaient bien evidemment nos allies, mais la difference de notre approche a l’art etait marquante. Mashkov, Kuprine, Lentulov et moi-meme avions une passion juvenile et non calculee de la peinture, nous n’etions pas du tout interesses par l’aspect materiel qu’elle pouvait representer. Alors que le groupe de Larionov revait deja a l’epoque de gloire et de reconnaissance, avait soif de battage et de scandale. C’est a cause de cela que la scission entre nous s’est produite aussi vite :Larionov, Goncharova et les autres ont quitte le «Valet de carreau» pour fonder une union plus gauchiste – «La queue d’ane».
Il est souvent question de l’aspect revolutionnaire du «Valet de carreau», mais je pense que ce mot embrouille tout, uniquement parce qu’a notre epoque il porte un sens tout particulierement politique. Alors qu’a l’epoque nous ne pensions aucunement a la revolution dans le sens politique du terme. Nous pensions faire la revolution uniquement dans la peinture en elle-meme. Nous avions, bien sur, beaucoup de fougue, de jeunesse, nous allions vers les extremes, mais tout cela est maintenant dans le passe, et ce qui avait reellement de la valeur et qui etait necessaire – la bonne peinture – est reste. On nous a reproche l’absence de thematique, mais personne n’a remis en doute la qualite de notre peinture. Et c’est le plus important, car sans une qualite excellente il ne peut y avoir de vraie peinture, et certainement pas de peinture thematique. C’est ainsi que je vois les choses”
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